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Que peut-être l’après-pétrole ?
samedi 12 janvier 2019
LE NIHILISME DE L’APRÈS-PÉTROLE
L’énergie est le moteur de nos sociétés. Mais peut-être n’avons-nous pas suffisamment vu à quel point elle pouvait aussi être, liée au progrès social ou à la régression. Le développement de la société de consommation a largement été lié au pétrole. À l’heure où les énergies fossiles se raréfient, comment reconstruire le sens, pour ne pas céder à la peur du rien ?
L’analogie entre les deux tentatives de mise en œuvre d’une mondialisation commerciale – à la fin de chacun des deux siècles précédents – pourrait servir de point de départ à un parallèle entre le développement des thèses « nihilistes » de la Belle Époque et le mal-être qui semble gagner certains Européens en ce début de xxie siècle1.
Ce serait pourtant passer à côté de la différence essentielle qui sépare de manière définitive, me semble-t-il, la « première mondialisation » de la nôtre. La fin du xixe siècle fait une découverte majeure : celle des possibilités inouïes qu’offre l’industrialisation du pétrole. Une nouvelle ère semblait s’ouvrir alors : celle de transports à longue distance presque gratuits et d’une électricité urbaine (dérivée du pétrole) abondante et également bon marché. Notre époque signe au contraire le début d’une ère où le pétrole ne sera plus jamais disponible en abondance comme il le fut jadis. Non pas que nous ayons épuisé la totalité des réserves fossiles de la planète : il reste malheureusement suffisamment de carbone sous terre pour que son extraction suffise à dérégler entièrement notre climat. Mais parce que l’impératif climatique s’impose lentement – même aux élites –, de sorte que chacun comprend peu à peu qu’il va falloir, d’une manière ou d’une autre, que nos sociétés limitent leur consommation en huile fossile. Et parce que la déplétion des puits (y compris, très vraisemblablement, des puits de pétrole issus des roches-mères, dit « pétrole de schiste ») nous interdit d’augmenter indéfiniment la production mondiale quotidienne de pétrole2. En d’autres termes, la parenthèse ouverte vers 1880 est précisément en train de se refermer aujourd’hui.
Charbon, pétrole et progrès social
c’est essentiellement l’accélération de la consommation d’hydrocarbures faciles d’accès qui a rendu possible l’étonnante croissance des économies industrielles depuis un peu plus d’un siècle.
la seconde révolution industrielle, appuyée sur le pétrole, a induit une organisation politique radicalement différente de la première, tributaire du charbon.
La fin de la mystique du progrès
le soudain décuplement des forces industrielles semblait donner du crédit aux thèses positivistes, candidates toutes trouvées pour identifier dans l’hypostase du « progrès » une réponse à la question du sens. Nietzsche est d’autant plus sensible au vide démocratique d’une société qui devait désormais apprendre à déchiffrer le mystère de son propre fondement qu’il récuse la fiction du « progrès ». En vérité, il faudra un siècle à nos sociétés pour tout à la fois commencer à se déprendre de l’illusion du progrès technique comme moteur d’une croissance sans limites et simultanément construire, sur le lieu vide du pouvoir, l’idole antidémocratique d’une société entièrement privatisée, fondée sur la fiction de marchés financiers autorégulés.
Changer d’énergie, reconstruire le sens
* Pour la majorité des citoyens européens, le ciel ouvert au cours du xixe siècle à la faveur de la géographie du charbon s’est refermé en une génération : l’histoire est devenue absurde car son sens, désormais, échappe.
* La difficulté à dégager un sens à l’histoire récente des pays occidentaux (Japon inclus) est accentuée par le rôle ambivalent joué par le pétrole dans la réduction des inégalités. Durant les Trente Glorieuses, en effet, l’industrie nord-américaine est convaincue qu’elle dispose, depuis la découverte des puits géants au cours des années 1930, d’un approvisionnement quasiment illimité en or noir. La problématique des majors pétroliers se détermine alors en termes d’excès d’offre : comment réguler des sociétés consommatrices de pétrole de telle manière que l’offre abondante puisse être compensée par une hausse progressive de la demande ?
* Que s’est-il passé, à partir des années 1970, pour que cette « heureuse coïncidence » entre les aspirations démocratiques des peuples et le besoin d’un large marché du pétrole soit brisée ? Deux événements, l’un passé inaperçu, l’autre mésinterprété, rendent compte au moins partiellement de ce tournant, dont la vague néolibérale accompagnera la traduction politique et intellectuelle.
Le premier est la découverte, en partie effarée, par l’administration nord-américaine, en 1970, que les puits géants, qui assuraient la prospérité et la supériorité mondiale de l’économie des États-Unis depuis le début des années 1940, avaient déjà atteint leur pic de productivité. Nul besoin, dès lors, de maintenir une demande mondiale volumineuse et donc de poursuivre l’expérience de redistribution des fruits de la croissance. Les inégalités repartent aussitôt à la hausse.
Le second événement, c’est, bien sûr, le double choc pétrolier, venu signaler qu’en effet les États-Unis ont en partie perdu le contrôle de la production mondiale de pétrole. Ceux-ci, néanmoins, fourniront le prétexte à une reprise en main, par les cercles néolibéraux constitués depuis les années 1930, de l’interprétation de l’inflation induite par l’explosion soudaine du prix du pétrole.
Le sens qui semble se dégager en cette deuxième décennie du xxie siècle (encore qu’il soit trop tôt pour l’affirmer avec confiance) est celui d’une croisée des chemins. D’un côté, la raréfaction programmée du pétrole et de toutes les ressources naturelles, la disparition des abeilles et des poissons comestibles … dessinent un horizon inacceptable, même pour les élites les plus cyniques. De l’autre côté, la transition écologique devrait confier un rôle décisif aux énergies renouvelables et aux circuits « intelligents » de partage des énergies. À la mondialisation féodale favorisée par le pétrole pourrait alors succéder une économie-monde « démondialisée » (pour cause de pétrole trop cher), où les territoires retrouveront un rôle dans l’histoire, et où les citoyens seront capables de produire eux-mêmes et d’échanger de l’énergie.
C’est de notre capacité à porter ces questions au cœur de l’espace public occidental que dépendent les réponses que nous y apporterons. C’est leur forclusion prolongée qui est responsable du nihilisme postmoderne qui semble s’emparer du corps social européen.
Lire l’article (2014) de Gaël Giraud sur esprit.presse.fr